“L’orthographe est un préjugé bourgeois”
Après La fiancée du pirate et Papa les petits bateaux, Nelly Kaplan affine le caractère de son héroïne révoltée. Dès les premières minutes du film, Sybille laisse entrevoir ses faiblesses : bien qu’elle prétende écrire “beaucoup mieux, ou au moins aussi bien” qu’Apollinaire, Sade, Arsan et bien d’autres, il suffit d’observer sa mine nerveuse lorsque son éditeur lit son manuscrit pour comprendre que son assurance est une façade. Incapable de tenir tête à son père de peur qu’il ne l’envoie en pension, la jeune femme va s’émanciper de sa jeunesse par l’écriture d’un roman érotique, “Néa”.
Encore une fois, on retrouve le favoritisme de Nelly Kaplan vis-à-vis de ses personnages féminins : la figure paternelle est toxique, ne défend pas sa fille qui affirme avoir été violée et opprime sa femme et sa sœur, deux femmes libérées qui tentent de vivre une histoire d’amour. Même la sœur de Sybille, qui est dépeinte négativement, s’avère plus raffinée que son père : elle n’émet pas de jugement négatif sur le roman “Néa”, dont elle perçoit l’érotisme au point de désirer son auteur.
Mais là où les hommes n’étaient qu’un moyen de parvenir à leurs fins pour Marie et Vénus, Sybille en désire un. Néa est donc le récit d’une double-découverte : artistique d’une part, sexuelle de l’autre. Si les premiers jets de son roman sont le fruit de lectures, d’observations et de masturbations, seule une rencontre passionnée avec un corps qu’elle désire lui permettra de toucher à l’essentiel. Ainsi, Sybille se jette à l’eau, se confronte au réel pour devenir une artiste accomplie. “Je veux savoir ce que c’est de faire l’amour, je veux le savoir de vous, et avec vous”, dit-elle à son amant. Elle passe de la théorie à la pratique lors d’un week-end dédié à cette découverte, idée au potentiel érotique infini, qui l’inspirera pour ce qui deviendra le fameux best-seller “Néa”. Après une longue préparation en montage alterné pour faire monter la tension, Sybille se présente nue à son amant. Le décor s’efface derrière elle, le désir monte. Elle observe le regard, les caresses et les baisers de son partenaire avant d’y prendre goût.
Les regrets venant après l’orgasme, la seconde moitié du film est consacrée aux désillusions de son héroïne. Sybille subit la double frustration de ne pas pouvoir assumer son roman et son amour au grand jour. Tout au long du récit, l’amant de Sybille oscille entre un lâche incapable d’assumer son désir, un salaud abusant de sa position dominante, un amant passionné infidèle et la victime d’une relation toxique. Cette seconde partie joue le registre de la tragédie avec une efficacité certaine, faisant de cette relation interdite une source de tension permanente. L’héroïne s’avère plus capable et dangereuse que jamais, prête à brûler une maison pour respecter ses idéaux, telle l’héroïne de La fiancée du pirate. On retrouve donc l’imaginaire de la sorcière, avec cette fois-ci un chat faisant office de bouc.
Si la mise en scène reste classique, le film séduit par la fraîcheur de son héroïne et ses dialogues tragiques joués avec passion. De plus, Nelly Kaplan a su insuffler une belle touche de lyrisme à ce monde fantasmé où toutes les portes sont ouvertes et où l’on fait l’amour à la vue de tous. On y trouve également les premières traces d’un female gaze propre à la cinéaste, avec ces jeux de regards partagés qui résistent à l’oppression masculine. La conclusion est étonnamment dérangeante et pourrait paraître anti-féministe, accentuant l’aspect libre de ce qui était à l’origine une commande.