Cosmologie des identités marginales

Dans une famille bourgeoise et catholique, Adriana entre dans l’adolescence. Elle vit une double métamorphose : celle d’une enfant qui entre dans un corps de femme, mais aussi celle de la découverte de son hybridité de genre, exacerbée par l’évolution de son corps et les prérecquis sociaux. 

Sous un soleil vermeil, au rythme d’une douce brise d’été, une mère au foyer lutte avec sa dépression pour élever ses trois enfants. L’aisance matérielle, la beauté et l’humour ne sont pas suffisants pour mener à bien le bonheur. Dans une critique occulte du consumérisme, le réalisateur dresse un portrait tendre, grinçant et délicat d’un modèle patriarcal asphyxiant. 

Deux figures se détachent de ce paysage trop idéal au parfum d’ennui : Penélope Cruz, dans un rôle tranchant et lumineux, incarne une mater dolorosa qui regarde sa souffrance croître dans l’abnégation. Dans une existence pauvre et convenue où la femme est réduite au statut de séduisante ménagère, d’objet sexuel, de préceptrice sacrificielle, elle ne peut se résoudre entièrement à l’asservissement et à l’humiliation. En miroir, sa fille Adriana renforce chaque jour en elle la promesse de rendre justice à l’instinct brisé de sa mère, devenant toujours plus libre et farouche. 

Au cœur des années 1970, L’immensità rejoue et réinvente le charme suranné et irrésistible d’un âge d’or du cinéma italien. C’est un film empreint d’une nostalgie élégante mais critique et désabusée ; relisant le passé comme une beauté maladive. Tandis que le néoréalisme et ses suites font honneur aux maux des plus humbles, Emanuele Crialese inverse la tradition en dépeignant le malaise des aisés. Adriana, qui tente d’imposer son identité masculine sous le nom d’Andrea, arbore la même arrogance gracile que le jeune Ettore dans Mamma Roma de Pier Paolo Pasolini.

Nostalgie de l’enfance et nostalgie d’une gloire révolue se combinent à la mélancolie d’un morne quotidien d’un esthétisme un peu figé où l’humain peine à se faire une place. Pour survivre, il faut faire appel à la fiction. Jeux d’enfants, rêves éveillés et mascarades sont autant de clés pour se réapproprier son corps, son identité, sa bizarrerie nécessaire. Il s’agit, à la manière de Fellini, de développer des virtualités dans chaque fonction de la réalité. Le travestissement, la comédie, le colin-maillard sont autant de remèdes de la fratrie pour adoucir le drame familial. 

Un imaginaire infantile baroque et illusionniste est le décor d’un manifeste queer. Au-delà d’une plate revendication communautaire, Emanuele Crialese s’empare du problème de la divergence du désir au sens large. Il ne s’agit pas que de sexualité ou d’affect mais d’aspiration, c’est-à-dire de ce mouvement de l’âme vers les idées et les images qui nous permettent de respirer dans un environnement autoritaire. Andrea est la figure du trouble et de la porosité, à la lisière entre les âges, les croyances et les genres opposés. Elle présente l’espoir d’un avenir ouvert.

« Il arrive souvent que l’imagination (…) provienne d’un détail invisible, d’un micro-événement, qui, grossi par l’œil de la caméra, envahit l’espace et le temps, devient monde » écrit Serge Toubiana à propos d’Antonioni. Ainsi, dans L’immensità, Emanuele Crialese distend la temporalité pour donner un relief poétique au microscopique. Il offre une voix aux petits mystères de l’existence et crée une cosmologie des identités marginales. 

L’immensità d’Emanuele Crialese / Avec Penélope Cruz, Vincenzo Amato, Luana Giuliani / Sortie le 11 janvier 2023.


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