Sorti en salle il y a quelques semaines, le documentaire Jeune Cinéma nous faisait redécouvrir le Festival international du jeune cinéma de Hyères, qui s’est déroulé de 1965 à 1983. À travers un montage d’archives diverses, Yves-Marie Mahé appuyait l’importance de cette manifestation oubliée qui a permis de révéler des cinéastes tels que Chantal Akerman, Leos Carax ou Philippe Garrel. Mais le festival était particulièrement réputé pour son ouverture aux formes avant-gardistes et expérimentales, qui provoquaient de vives réactions parmi le public.

À présent, l’héritage d’Hyères est perpétué par le Collectif Jeune Cinéma, coopérative de distribution fondée en 1971 sur le modèle de la Film-Makers’ Cooperative of New York. Depuis maintenant 25 ans, ce collectif organise chaque année le Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris, opportunité incontournable pour avoir un aperçu de la production actuelle.

Matières

Parmi les différents films de la compétition, on a pu observer l’existence de deux tendances contraires au sein du cinéma expérimental d’aujourd’hui. Dans la continuité des précurseurs, la première fonde sa démarche sur l’exploration de la matérialité du format argentique : films abstraits (Oxygen), pellicules périmées (Chiyo in blue, Qiyun in pink) ou abîmées (Bye Bye Now), la matière n’est jamais aussi belle que lorsqu’on exhibe ses imperfections. Si ce fétichisme de la pellicule peut donner l’impression d’une pratique artistique figée, force est de constater qu’elle reste encore aujourd’hui un terrain d’expérimentations fascinantes. Le court-métrage le plus rigoriste dans sa démarche n’était autre que À quelle distance tombe la foudre d’Aurélie Percevault, tourné en 16 mm pendant un orage. Le film n’existant qu’en un seul exemplaire truffé de bouts de scotch, chaque visionnage l’abîme un peu plus. Il y a donc fort à parier que seule sa version scannée perdurera, renvoyant le cinéma à son statut d’expérience unique. 

En parallèle de cette première tendance, d’autres cinéastes plaçaient les technologies actuelles au centre de leurs pratiques. Ainsi a-t-on pu voir des films basés sur de l’animation 3D (Song of the Holy Fire), des captures d’écran d’ordinateur (I Would Like to Rage) ou des éléments générés par IA (Nobody Wants to Fix Things Anymore). Mais le plus à même de saisir les affres de notre temps n’était autre que Jacques Perconte avec Silesilence, dans lequel des vidéos de paysages industriels sont numériquement compressées afin d’exprimer un dérèglement dans notre rapport à la nature. Le film ne résonne pas seulement avec notre époque par sa technique, mais également parce qu’il met en image une éco-anxiété profondément générationnelle.  

Ce qui unit ces deux approches de la matière, c’est de ne pas prendre une image pour une simple captation de la réalité, mais au contraire de l’interroger pour ensuite la transcender. Ces films ont souvent une grande portée mélancolique car ils nous renvoient à notre finitude et nos subjectivités : les souvenirs s’effacent avec le temps et aucune image n’est éternelle.

Silesilence de Jacques Perconte.

Noirceur et traumatismes

Mais ce décalage avec la réalité intrinsèque au cinéma expérimental n’est pas que mélancolique : il est aussi inquiétant. Conscients de ce potentiel horrifique, plusieurs films exploraient des esthétiques cauchemardesques jouant avec le subconscient du spectateur. C’était par exemple le cas du génial With Short-Lived Wings de Sebastian Eklund, œuvre muette portée sur les liens entre végétal et animal, dont on retiendra l’image saisissante d’une biche fixant l’objectif avant de la retrouver morte quelques plans plus tard.

Tout aussi réussi, Melencolia 1: The End of the Alphabet de Michael Woods s’ouvre sur une euphorie paradisiaque imprégnée de l’imaginaire libertaire américain : au ralenti, une jeune femme court au milieu d’un paysage désertique ensoleillé. Elle arrive ensuite dans une maison où elle trouve un piano. Puis se crée un jeu de surimpressions où les époques se brouillent, laissant entrevoir un sombre passé. Dans cette maison désormais meublée, une femme outrancièrement sexualisée s’approche d’un homme nerveux qui malaxe sa couette comme s’il se masturbait ; elle se déplace au plafond, rampe au sol, se tord dans les escaliers. Et puis par contraste, des images en noir et blanc apparaissent tandis qu’on retrouve le lieu désormais abandonné et visité en urbex. Si la description accompagnant le film est un charabia poétique incompréhensible, le texte est écrit au féminin, laissant imaginer qu’il retranscrit la psyché de la jeune femme. “Nous avons dessiné les mêmes plans pour ces portails – les cavités où ma conscience se faufilerait dans l’espace traumatique où j’ai grandi, été élevée, puis gardée.” Il semblerait donc que le court-métrage soit une exploration d‘une mémoire traumatique liée à cette maison et à une précédente relation, sans qu’on ne sache vraiment ce qu’il s’est passé.

Outre le cinéma expérimental pur jus, on a pu voir des documentaires hybrides utiliser des procédés similaires pour retranscrire une mémoire traumatique. Deux films avaient pour point commun de réutiliser des archives dans le but de rendre justice aux sujets filmés. Avec Moune Ô, Jean-Baptiste Maxime reprend les images d’un carnaval ayant accompagné la projection de Jean Galmot aventurier, film français de 1990 posant un regard néo-colonial sur la Guyane. Par un simple effet de saccades visuelles et de sonorisation asynchrone, le cinéaste transforme ces images festives en une agitation morbide, et les recontextualise en les alternant avec des textes qui explicitent leur violence intrinsèque. Le second film, Humans and Subhumans, réutilise des images de propagande montrant la persécution des témoins de Jéhovah sous l’Ukraine Soviétique à travers un traitement très similaire. En rendant hommage à celles et ceux dont l’image a été volée, ces deux films font du détournement d’archives un acte de résistance.

Melencolia 1: The End of the Alphabet de Michael Woods.

Sensations

Si on a pu déceler des tendances dans le cinéma expérimental d’aujourd’hui et observer un rapprochement avec des formes documentaires, on a également pu voir des films qui ne rentraient dans aucune case. Finissons cet article avec Southern Bypass de Christopher Tym, qui fait partie de son projet “If times moves”. Constitué d’un plan séquence de 12 minutes, le film montre un homme à moto sur une autoroute kényane entre 5h49 et 6h00. Le son, d’abord réaliste, laisse ensuite place à une musique mélancolique hypnotisante, figeant ces quelques minutes pour l’éternité. La stabilisation de la vidéo fait vaciller l’horizon comme s’il flottait, ce qui contribue à retranscrire cette étrange sensation d’irréalité lorsqu’un corps est épuisé, mêlée à une mélancolie dissociative.

Alors que le cinéma est le plus réaliste des arts dans sa conception dominante, sculptant le réel pour servir un récit, l’expérimental exploite sa dimension sensorielle sans détour. S’il n’a pas vocation à se massifier, on peut tout de même regretter qu’il soit aussi peu présent dans les salles. Aujourd’hui, seuls les grands noms peuvent faire entendre leurs voix ; les moins connus sont presque invisibles, quelque part entre les milieux de l’art contemporain et les liens privés Vimeo. La découverte de ce cinéma est donc un petit parcours du combattant où le hasard y est pour beaucoup. Chaque occasion d’élargir le champ de ses connaissances est donc bonne à prendre. Par sa compétition mais également son focus annuel, que nous n’avons pas mentionné ici (celui de cette année était consacré au sport), le Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris est une porte d’entrée incontournable à tout un champ de pratiques fascinantes.

Southern Bypass de Christopher Tym.

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